La vie de Michel Détroyat aurait pu s'arrêter sur un peuplier

Lundi 26 octobre 1931 à Parçay-Meslay
On peut être un as du manche à balai et être distrait. On peut s'appeler Michel Détroyat et percuter un des rares peupliers, moins de deux kilomètres après avoir quitté Parçay-Meslay. Il suffit de chercher quelqu'un sur la nationale 10...

Michel Détroyat a eu beaucoup de chance de sortir vivant après un tel accident.
(coll. Didier Lecoq
)

Le ciel était bleu comme son Morane 230 (1). Malgré le vent, le meeting organisé la veille par l’Aéro-Club de Touraine et la Société de Propagande Aérienne s'était bien déroulé. Pour le plus grand profit de la Maison des Ailes, œuvre d’assistance créée par Suzanne Deutsch de la Meurthe au profit des aviateurs. Tous les plus grands pilotes français du moment étaient là, à l'exception de Marcel Haegelen et Marcel Doret, ce dernier parti se mettre au vert dans le Sud, après son double échec sur Paris – Tokyo avec les Trait-d'Union de Dewoitine, la seconde tentative, se terminant par la mort de ses deux équipiers, Le Brix et Mesmin. Parmi les engagés, Michel Détroyat. Il était bientôt midi, ce lundi, et le roi de la voltige, le créateur de la haute école d’acrobatie aérienne, décollait pour rentrer à Villacoublay.
La carrière de Michel Détroyat aurait pu s’arrêter là. Contre les deux seuls peupliers qui ornent ce bout de campagne, le long de la nationale 10 qui mène de Tours à Paris, à moins de deux kilomètres de l’aérodrome de Tours - Saint-Symphorien, au lieu dit « Les Quatre-Routes ». Il était impossible de ne pas les voir. Sauf à regarder ailleurs. C’est sans doute ce qui lui est arrivé, les deux yeux rivés sur les voitures qu’il dépassait, cherchant quelqu'un, peut-être.

Cherchez la femme
Dans sa biographie « Michel Détroyat, écuyer du ciel » (2), Paul Magneron écrit que « pour regagner Paris, Détroyat comptait utiliser la voiture d’un de ses amis, mais ils ne purent se rencontrer et il prit la décision de revenir avec son avion ; il ne pouvait attendre plus longtemps, car des rendez-vous avaient été fixés dans la capitale pour l’après-midi […] Détroyat s’amusait à faire du rase-mottes à sept ou huit mètres d’altitude […] De temps à autre, il jetait un regard sur les véhicules qu’il croisait ou dépassait de son balcon volant, cherchant la voiture de son ami. » En moins de deux kilomètres, les occasions ont dû être rares !
La version de La Touraine Républicaine, quotidien du soir, publiée le jour même, le lundi 26, est toute différente : « Une dame devait partir avec Détroyat. Au dernier moment, une appréhension confuse la fit changer d’avis. Elle confia seulement sa valise à l’aviateur et le regarda s’envoler, projetant de partir ensuite en auto. Elle vit de loin la chute tragique et accompagna Détroyat à l’hôpital. » « Nous n’avons pu la rejoindre », a regretté le journaliste de La Touraine Républicaine. La version de La Dépêche diffère quelque peu. Pas sur la passagère, mais sur les circonstances : c’est le pilote qui n'a pas voulu l'emmener.
Incroyable accident d'une extrême violence ! « Les branches brisées furent projetées en petits morceaux jusqu’à cent mètres de là », dit La Dépêche. « Un morceau de toile du fuselage était accroché dans les branches de l’arbre, des morceaux de tôle du capot de protection du moteur, tombaient à son pied tandis que la plus grosse partie allait tomber à quelques mètres de là », précisait La Touraine Républicaine. « Le Morane bleu est en piteux état. Le train d’atterrissage a été aplati dans le choc, les ailes se sont légèrement repliées ; au milieu du   moyeu, un morceau de bois s’est incrusté… Le Morane a entraîné des branches avec lui. On en voit dans la mâture, dans l’empennage.  Une grosse branche couverte de feuilles jaunies par l’automne, est accrochée au gouvernail de direction, poursuit La Dépêche. A quelques mètres de l’avion on aperçoit l’énorme trou qu’il fit avec son moteur en touchant terre la première fois. »

“ La face contre la terre, les bras écartés ”
C’est René Paulhan qui, le premier, a prévenu l'aérodrome. Et pour cause, le célèbre pilote, sur son Nieuport argenté, avait décollé juste derrière Michel Détroyat. « Je suivais son appareil mais je ne pouvais pas apprécier la hauteur à laquelle il était. Je me rendais compte cependant qu’il volait très bas. Je voyais bien les deux arbres vers lesquels il se dirigeait, mais pas un seul instant je ne pus croire que Détroyat les accrocherait. Je pensais qu’il passerait au-dessus ou à côté […] Soudain je vis les branches voler en éclats puis l’appareil tomber. Je fis immédiatement demi-tour pour aller chercher du secours. »
Un jeune agriculteur de Parçay-Meslay, Louis Gillet (ou Guillet), âgé de 19 ans, était le premier à porter secours à Michel Détroyat. Le Morane bleu est venu s’écraser à quelques pas de lui.
« J’étais, a-t-il déclaré par la suite au journaliste de La Dépêche, en train d’épandre du fumier dans un de mes champs, lorsque j’ai entendu le bruit d’un avion. J’ai regardé dans la direction d’où provenait ce bruit. L’appareil volait à basse altitude et venait vers moi, c’est-à-dire dans la direction de Paris. Quand j’ai vu qu’il se dirigeait vers les deux seuls peupliers qui s’élèvent sur le plateau à cet endroit, je me suis posé la question : “ Va-t-il passer ? ” Hélas ! non, le monoplan entra en plein dans le plus haut des arbres qui avait une dizaine de mètres. »
Selon ce témoin, Michel Détroyat a essayé, dans un sursaut, de sauter le peuplier. « Je le vis piquer et traverser la route de Rochecorbon à Chanceau avant de venir à quelques mètres à peine de distance de l’endroit où je me trouvais […] Le pilote, resté dans la carlingue, était là, la face contre la terre, les bras écartés. Pour le soulager, je soulevai comme je pus la queue de l’appareil. Bientôt un automobiliste qui, de la route nationale, avait vu l’accident, accourait et m’aidait à lever encore plus le fuselage. » A deux, il ont réussi à dégager Détroyat en le tirant par le côté. « Il perdait du sang par la tête et avait des plaies aux lèvres. Il avait perdu connaissance, son visage était violacé. Peu après, une ambulance arriva du camp et on emmena la victime. » Certains ont affirmé l'avoir entendu prononcer plusieurs fois le nom de Doret.
Le champ dans lequel Détroyat s’est écrasé, appartenait à M. Serreau, habitant le lieu dit « La Rue », à Parçay-Meslay. Un autre cultivateur, M. Terneau, qui se trouvait non loin de là, n'a pu venir aussi vite que Louis Gillet, son cheval ayant été effrayé par le bruit du moteur.

Décoré dans sa chambre à Saint-Gatien
Dans son malheur, la chance de Michel Détroyat est d’être tombé à faible distance du terrain d’aviation. Il a été  rapidement pris en charge par une ambulance du 31e régiment et emmené à l’infirmerie. Compte tenu de son état, on l'a  aussitôt transféré à la clinique Saint-Gatien située dans le centre de Tours, près de la cathédrale qu’il pouvait voir de sa chambre, la n° 12. Le verdict des médecins : fracture du crâne d’où une intervention chirurgicale (une trépanation) réalisée par les docteurs Faix, chirurgien réputé, et Poulet assistés de deux médecins militaires. Le docteur Clovis Vincent viendra de Paris les assister.
L’émotion a été si grande que Michel Détroyat a été nommé chevalier de la Légion d’honneur, une distinction remise dans sa chambre, le 29 octobre au soir, par le colonel Muiron, commandant le 31e régiment d’aviation de Tours, en présence de son père, le général Détroyat, de son frère, lieutenant de cavalerie, du général Denain, commandant la 3e division aérienne, du contrôleur général de Chocqueuse, du lieutenant-colonel de Castel (second du 31e régiment) et du docteur Poulet. Avec, à la clé, une citation à vous réveiller un mort : « Pilote de haute classe, d’une adresse et d’une maîtrise incomparables. Spécialisé dans les vols de haute école… Nommé chef en raison de ses qualités exceptionnelles, s’est imposé par son énergie et son courage ».
Le 7 novembre, la presse tourangelle pouvait annoncer que « Michel Détroyat est hors de danger. » Il reprendra sa carrière où il l’avait laissée.

Didier Lecoq
Aéroplane de Touraine 2006 (modifié en mai 2009)