Le monde de l'aéronautique marqua quelque étonnement, au mois d'avril dernier, lorsqu'il apprit que le prestigieux pilote d'essais, le champion de la haute voltige aérienne, ayant quitté le consortium Bréguet - Morane - Wibault, était nommé inspecteur du matériel volant des Sociétés nationales de construction aéronautique. .
Les uns dirent, avec un peu de déception : C'est fini, 'le grand Détroyat abandonne le pilotage. Quel dommage ! il était le roi de la haute école aérienne. D'autres, avec un sourire qui voulait paraître très averti déclaraient: «Il a trouvé la bonne « combine >, le voilà casé, tant mieux pour lui.»
Les uns et les autres se trompaient : Michel Détroyat n'a pas abandonné le pilotage, bien au contraire, et il faut rendre grâce aux initiatives intelligentes qui ont eu l’idée de créer pour lui un rôle absolument passionnant, dans Iequel il rend les plus grands services à la technique française.
Quelles sont donc au juste les attributions de Michel Détroyat, inspecteur du matériel volant des S.N.C.A. ?
Racontons d'abord, à titre anecdotique et pour rendre à César ce qui est à César, comment le sympathique champion se vit attribuer ses fonctions actuelles.
Au moment de ·Ia constitution des Sociétés nationalisées, un des administrateurs les plus avisés d'une de ces organisations dit au grand Michel : «Voulez-vous être dans notre affaire un peu plus qu'un chef pilote : un inspecteur volant de tous les matériels volants que nous allons construire ?» Détroyat accepta la proposition et là-dessus s'en alla pour quelques semaines aux Etats-Unis.
Quand il fut de retour, l'administrateur si avisé, qu'après tout nous pouvons bien nommer, M. Olive, informa par téléphone Détroyat, à peu près en ces termes : « Djtes-moi, voulez-vous venir me voir ? Tout ce qui vous concernait avant votre départ est changé.»
Détroyat, très intrigué et un peu inquiet, pensant in petto : les absents ont toujours tort, se rendit auprès de M. Olive qui, avec le sourire, lui déclara : « Eh, oui! votre situation est changée, car lorsque j'ai parlé à M. de l'Escaille, président des S.N.C.A., et à M. Héderer, contrôleur de ces Sociétés, de la situation que je vous offrais, ils ont bondi et ont déclaré aussitôt qu'ils ne voulaient pas que vous fussiez inspecteur du matériel volant d'une seule Société nationale, mais bien de toutes les Sociétés nationales. Je crois que vous accepterez ce surcroît de besogne !»
Michel Détroyat accepta, en effet, et peu de jours après Ie ministre de l'Air signait la décision nommant notre grand as aux fonctions qu'il remplit aujourd'hui avec enthousiasme d'une part, à la plus grande satisfaction de tous, de l'autre.
Il était à .peine 8 h. 30 du matin quand, ces jours derniers, Michel Détroyat nous reçut dans son bureau de la rue Galilée.
« Vous voulez savoir en quoi consistent mes fonctions d'inspecteur du matériel volant des S.N.C.A. ? C'est très simple. Mon rôle est essentiellement de coordination, nous déclare-t-il d'abord ; contrairement à ce que certains ont pu penser, je ne contrôle pas du tout le service technique du ministère de l'Air, mais je suis contrôlé par lui et dans la pratique nous travailIons en accord parfait.
> Ma mission, en résumé, la voici : suivre les prototypes en cours d'essais en vol chez les différents constructeurs avant leur présentation au C.E.M.A. (Commission des essais du matériel aérien), en vue ·de la documentation à fournir au président des Sociétés nationales, M. de l’Escaille, qui coordonne les efforts.
» Puis suivre la sortie des matériels d'une même série construits par différentes sociétés.
» M'occuper également des prototypes commerciaux, ainsi que de la présentation à l'étranger des matériels français, en accord avec l'O.F.E.M.A. {Office français d'exportation des matériels aéronautiques ), jouer alors le rôle d'une espèce d'attaché ou d'ambassadeur de l'Air.
- Mais alors, vous êtes loin d'occuper une sinécure!
- Une sinécure! rétorque en souriant Michel Détroyat. Non, un métier d'une activité folle, mais qui me plaît. A quelque heure que je me couche, je suis levé dès 7 heures et à 8 h 30 je suis ici à mon bureau, à moins que je ne me trouve sur un champ d’aviation.
» J'ai actuellement cinquante prototypes en cours d’essais en vol chez les constructeurs à examiner, non pas seulement à terre, mais en plein ciel : des avions de chasse, des C. 3 (triplaces de combat), des multiplaces, des bombardiers, des hydravions.
» Les cinquante machines sont au Havre ou à Meaulte, à Bordeaux ou à Châteauroux, à Saint-Nazaire ou à Bourges. Je me rends sur ces différents aérodromes par la voie des airs, à bord d'un «Simoun» mis à ma disposition par le ministère de l'Air, j'essaie un prototype, je procède à l'examen de ses qualités de vol ; je l'inspecte au point de vue pratique : disposition des commandes, confort, habitabilité, etc., etc. Je ne m'intéresse nullement à la question technique : à savoir, par exemple, si la courbure de ses ailes est orthodoxe, s'lI vaut mieux qu'il ait un ou deux longerons d'aile ou un revêtement métallique ; mais, à mon retour ici, je remets entre les mains de M. de l'Escaille un rapport motivé, déclarant qu'au point de vue vol, tel avion de chasse me semble une «ordure», que tel C 3, construit par l'usine Z, est supérieur par une foule de détails au même type C 3 construit par l’usine Y, que le tableau de bord du multiplace construit par l’usine X me semble le modèle du genre et devrait être adopté par toutes les S.N.C.A. -fabriquant ce même type que les volants des « Flettner > de tel bombardier sont mal placés par rapport au siège du pilote, etc., etc.
- Mais votre métier est terriblement difficile, disons-nous encore à Michel Détroyat, car, en plus de votre habileté consommée de pilote, il vous faut une certaine diplomatie pour faire accepter tout ce que vous pouvez proposer comme modifications à tous ces prototypes !»
Le grand as sourit encore, en rougissant. Nous mettons, en effet, sa modestie ,à très rude épreuve par cette question. .
Il nous répond cependant : « Au point de vue pilotage, j'ai actuellement près de 5.000 heures de vol effectuées, je dois l'avouer, autrement que par des circonstances généralement idéales; j'ai eu entre les mains des multitudes de prototypes des genres les plus variés. Je dois donc avouer que jusqu'à présent mes avis sur les qualités de vol d'un « zinc » n'ont guère été discutés.
» Quant aux modifications que je propose, tout le monde sait que mes suggestions viennent de mon amour de l'aviation, de mon entier dévouement à sa cause et aussi ... de mon désintéressement.
» On m'a objecté parfois que mon rôle pourrait me pousser à faire de l'espionnage au détriment de tels ou tels et au profit de leurs concurrents ; mais c'est vraiment impossible, puisque précisément ce que je découvre de vraiment bon dans une machine, je le propose immédiatement au président de toutes les S.N.C.A., pour qu'il l'impose aux autres constructeurs; c'est donc ceux-là qui bénéficieront de mon « espionnage».
» Et, en définitive, le résultat général de mes interventions et de mes rapports, c'est d'éclairer tous les constructeurs et de leur faire gagner du temps - un temps précieux qui, dans certains cas, que je ne vous citerai pas, peut se chiffrer par plusieurs mois - sur la durée de Ia mise au point d'un prototype.
» Voyez-vous, poursuit Michel Détroyat, vraiment emballé à présent dans son sujet, ce que je voudrais, c'est parvenir à la standardisation d'une foule de choses; vous savez mieux que moi, puisque vous avez fait la guerre dans l'aviation et que vous pilotez depuis 1909, que dix exemplaires d'un même type d'avion, construits par dix constructeurs différents, diffèrent entre eux par une foule de détails. Eh bien, je voudrais arriver à ce que, par exemple, les cockpits de tous les avions de chasse soient absolument identiques entre eux, afin qu'un pilote descendant d'un 510 Dewoitine puisse en une seconde s'envoler sur un Blériot, qu'un chef de bord d'un Amiot bombardier se retrouve instantanément chez lui sur un Bloch ; que la nacelle triplace d'un C 3 Potez soit la même que celle d'un C 3 Hanriot, etc.
» En un mot, je voudrais collaborer, dans toute la mesure de mes moyens, à l'œuvre de Ia standardisation, qui nous est indispensable dans la construction aéronautique si nous voulons progresser.
> Tenez, .à ce propos, je vais vous donner un exempIe qui vous fera mieux comprendre ma pensée : « Lorsque, à New-York ou dans n'importe quelle autre ville des Etats-Unis, vous arrivez dans un hôtel avec votre voiture, vous n'avez pIus à vous occuper d'elle jusqu’à l'instant où vous en aurez besoin à nouveau. On vous donne un jeton numéroté, et c'est tout. Quand vous vouIez vous servir de votre auto, vous remettez votre jeton à un employé et cinq minutes plus tard, elle est là devant la porte. Que s'est-il passé? Tout simplement ceci: un nègre, muni d'un numéro analogue à celui qu'on vous a donné au bureau de l'hôtel, a pris votre machine et l’a menée au garage de l’hôtel ; peu importe que ce soit une Lincoln, une IFord, une Chevrolet, une Nash, une Chrysler, une Terraplane ou une Lasalle, il sait les conduire toutes, pour la bonne raison que toutes ces voitures ont toutes le même tableau de bord, les mêmes leviers de vitesses, les mêmes dispositions de frein, de lumière, de démarrage. Je n'insiste pas, vous avez compris. »
Et là-dessus, Michel Détroyat va consulter son tableau de travail affiché contre un mur de son bureau; c'est un cadre comportant six compartiments, dont chacun correspond à une Société nationale de construction.
Chaque compartiment est divisé en colonnes indiquant l'état d'avancement d'un prototype ; ainsi, d'·un seul coup d'œil, l’inspecteur du matériel volant des S.NC..A. sait que tel prototype de chasse attend sa visite, que tel bombardier est en modification, que tel hydravion va être « paré» d'ici peu.
« Mais, demandons-nous encore à Détroyat, l'Allemagne n'a-t-elle pas aussi un inspecteur du matériel volant ayant à peu près les mêmes fonctions que vous ?
- Parfaitement, et c'est de Colonel Ernst Udet, le grand as de guerre, le grand champion de l'acrobatie, présentement à Paris, qui a ce rôle, mais avec des pouvoirs plus étendus que les miens, en ce sens qu’il peut de sa propre autorité passer certaines commandes.
« Mais, remarque Michel Détroyat, ceci est une autre affaire, qui dépend de la différence de forme des gouvernements allemand et français. >
En quittant Michel Détroyat, nous n'avons pu nous empêcher de constater que pour une fois dans l'aéronautique française, grâce à la sagesse et à la clairvoyance de trois personnalités : MM. Olive, de l'Escaille et Héderer, un « right man » avait été placé « in the right place ».